Autour de l'oeuvre

DOMINIQUE PIVETEAUD, Sculpteur

Par Florence Noailles

Rencontre le 20 janvier 2001 à Nanterre

Ouvrier du secret, travailleur de la ville, Dominique Piveteaud parle comme immergé en eaux calmes, bien plus ivre qu'asphyxié. Ce cueilleur- récolteur de faillite ou pêcheur d'irrégularités ? -, chevillé aux caprices des décadences annoncées, avoue, si jamais il lui manque, s'inventer les maquettes d'un chantier archéologique où il s'offre de faire de l'objet de sa recherche la recherche elle-même, sans se préoccuper de restituer d'autre saisissement que ce qui serait le plaisir de prolonger de mémoire une sensation harmonique, goûteuse, olfactive peut-être... L'humilité de ce scientiste du hasard est en forme d'interrogation, toute en volume.

N'est qu'à regarder le ruminateur d'énigmes jouer le spectateur et épuiser sa contemplation, puis s'en retourner accueillir la chute des toits, les dérivations des trottoirs, la portion baroque des bitumes élastiques, l'engouement pour la métempsycose des tôles friables, l'urbaine civilité des métaux poreux ou des ardoises palpées par le doigt des averses : tout ce qui peut se rappeler, se convoquer à nouveau dans sa pliure, dans sa torsion, son ravinement, dans sa face érodée et son revers éloquent- ce qui fait du matériau issu et manipulé de mains d'homme, superficiellement subordonné et usé par les accrocs du temps, un objet pur.

Zinc adoucis, parchemins de rouille, délicatesse des ciselures involontaires, châsses, couvertures et tabernacles - où certains se voient au travers de rangs de fenêtres domestiquées comme des psychés, dressées comme des lits de camp. Dominique n'accumule pas mais série, saupoudre, jusqu'à l'évanouissement de l'émotion que la répétition du déplacement, du nomadisme des choses, puisqu'elles seules semblent se décider, lui procure.

Où d'autres s'obstineraient à le nommer, il se met en voyage, en vacation, lancinemment, à la recherche de la multiplication du mystère.

Ces matières meurtries, comme peut l'être le visage de vieillards, si beau de n'occulter, de ne pouvoir tromper, aucune des marques de leur histoire, Dominique Piveteaud, de ses pinces d'obstétricien, de ses coutures de clous, en replie les coudes froissés comme il enroulerait dans ses ailes un oiseau en rupture d'élément porteur : l'animal mue, sans doute, mais à l'envers ; de son passé, il eut le bien de conserver l'épaisseur de toutes ses peaux, de là qu'il soit capable de se survivre sans cesse...

D'objet universel n'existe que le mot le désignant ; de sens à celui-ci : l'idée d'un passage, comme s'il se vérifiait de par sa trace, se rassurait de son approximation- une lettre que l'on chérirait pour l'application de son cachet, un bois dont l'odeur répond à la saison... L'objet se démontre seul ; son appartenance à la série le rend plus constant, plus éphémère : un vestibule semé de glaces où les gestes s'inversent, se replacent, hésitent entre la réalité et l'appréhension de la fiction, l'identification et la métamorphose, le prochain et le propre... Surtout que le doute se recompose et que l'ignorance dissipe la relation de cause à effet.

Ces bouquets de ferrailleur, qu'on imaginerait hérissés de piquants, exhibant leurs entrailles broyées et leur os cassants, s'écartent de l'évènement avec des ourlets tendres, des postures assagies, n'agitant rien que la rotondité et l'évidente transfiguration d'une eau stagnante... Ce que l'artifice humain a caché du paysage, la corrosion l'y a réintroduit et naturalisé, avec une lucidité de visionnaire, d'obsédants ressacs, une perméabilité envahissante : comme si le ciel avait déchiré un pan de son habit pour protéger nos têtes et se donnant la liberté de dessous le manteau nous bénir ou nous faire disparaître. La ruine agit en destin, l'altération réconforte, sinon l'éternité nous dissiperait - or, l'existence, si fugace soit-elle, l'inclut en elle, tout entière.


« Anerkennung 2 » de Dominique Piveteaud : une entreprise de légitimation

Jean-Yves Surville-Barland, le 21 août 2011

 

introduction

Rencontre inanticipable et lumineuse, cette oeuvre est un pur événement. Par sa masse, son ambition, ses dimensions, le réseau tendu des discours et des questionnements qu'elle abrite ou suscite, l'oeuvre intimide. Elle s'envisage et nous dévisage, mais d'un lien indéfectible tissé au premier regard, elle nous parle.

Par ses volumes, sa protubérance centrale qui nous défie, l'oeuvre affirme sans concession sa radicalité, son excès sur les codes et les normes: l'imprescriptible. L'oeuvre est ici une manifestation, presqu'un manifeste, dont la qualité esthétique peut s'appréhender selon deux réseaux de significations:

- le plan formel qui pose, banalement, la question du sublime de grandeur, et qui permet surtout de périodiser le travail de l'artiste,

  • et le plan idéologique - dont le titre est l'emblème (« Anerkennung » signifie « Reconnaissance »). Il permet de déchiffrer l'aboutissement triomphal d'un long travail de légitimation. L'adéquation magnifique du titre de l'oeuvre à la puissance de sa manifestation permet, sans doute, de reconsidérer la question de la dénomination des oeuvres, en art contemporain. Elle permet également de tenter de comprendre pourquoi un artiste contemporain accepte d'affronter, dans son oeuvre, la question de la Beauté.

Jeunesse et genèse : un certain mode de la présence

Par sa forme générale, qui l'apparente à un écu, dont chaque panneau serait une région, (un « canton », en héraldique), l'oeuvre suscite spontanément des signifiés victorieux, qui disent le conflit, la prétention ou l'orgueil. Le regard du spectateur pressent spontanément une fière allure - morgue ou dédain- une intensité brutale et sourde, si caractéristique de la jeunesse. L'objet ici s'affirme et il affirme sa présence, son actualité indubitable. L'oeuvre rappelle alors dans son caractère déclaratif et péremptoire un des traits caractéristiques de la contemporanéité esthétique: le souci de créér l'événement.

Traditionnellement, en art, l'événement était constitué par la production renouvelée de la Beauté. On célébrait, dans chaque grande oeuvre la manifestation d'une Beauté mystique ou intemporelle, la production d'une forme unique et idéale. L'âge contemporain ignore le ciel idéal d'Aristote, où chaque chose se rangeait sagement sous la loi de son modèle intemporel et idéel. L'oeuvre contemporaine se grise et s'enivre de sa propre actualité, de sa puissance de protestation ou de propositions.

« L'Anerkennung 2 » s'inscrit bien dans ce registre polémique tout en construisant pourtant un double discours de protestation et de légitimation. La protestation originelle réside dans la trivialité évidente du matériau d'élaboration. Conçue à partir de résidus, de rebuts, de déchets, l'oeuvre zinguée assure la promotion esthétique subversive de ce que la Tradition avait accoutumé de dénigrer. Cependant, cette oeuvre de Dominique Piveteaud impose, autour de la question du nom, un étonnant travail de légitimation.

Dénomination et avènement dialectique

Envisagée sous l'angle du nom, « L'Anerkennung 2 » révèle une richesse inaccoutumée. Tout d'abord, elle tord le cou promptement à cette coquetterie de l'art contemporain, où les oeuvres récusent a priori toute appellation, revendiquent un glorieux anonymat (« sans titre »). Chez certains, ce trait est génial et possède un caractère de nécessité. C'est le cas de Soulages, par exemple, qui conçoit chaque oeuvre comme étape d'un cheminement pérenne et rationnel, d'une enquête et d'une conquête spirituelle de la lumière. Le « sans titre » de Soulages est donc mention et identité véritable, qui définit d'ailleurs la date et la mesure de l'objet. Le titre est également un acte volontaire et nécessaire chez Dominique Piveteaud, qui nous confiait encore récemment (avant son installation à Berlin) tout le scrupule qu'il portait à la dénomination de ses oeuvres.

Le nom, la mention est ici très séduisante car elle possède deux vertus rares. Elle interroge une pratique artistique singulière dont elle assoit la grammaire formelle. L'oeuvre avoue, reconnaît une familiarité évidente avec d'autres créations de Dominique Piveteaud, comme Der Riegel 4 et 7 (2007) ou Argonne 4 (2008). Mais en outre, par son nom, l'oeuvre interroge notre culture occidentale selon son ambition la plus haute. « L'Anerkennung » désigne, en effet, chez Hegel, le moment crucial du périple réflexif de l'esprit, celui où l'esprit prend pleinement possession de lui-même. Cet épisode est mieux connu des lycéens sous l'appellation de la dialectique de la reconnaisssance « maître vs esclave ». Le titre nous introduit donc dans un régime ambitieux de la culture occidentale et dans un moment crucial de la philosophie hégélienne : celui où la pensée se reconnaît elle-même par-delà toutes les péripéties qui en construisent l'histoire ou l'épopée.

La conquête d'une langue

Ce mouvement subjectif de ressaisissement, par lequel un individu ou une instance particulière, clarifie les éléments qui fondent son identité, les reconnaît , les rassemble et les affirme en son for intérieur, puis publiquement, caractérise exemplairement « l'Anerkennung 2 », qui surgit de toute évidence d'un puissant mouvement dialectique.

Que l'oeuvre s'apparente à un écu n'est donc nullement indifférent puisque la fonction de l'écu est de proclamer l'identité, le lignage. Enonçons-le rapidement. Les trois panneaux noirs (« sable », en héraldique), dans la partie gauche de l'écu (le « chef », la « pointe » et le « flanc » dextres) rappellent la passion de l'artiste pour Soulages; l'étrave au centre (le « pal ») dit la jeunesse et la soif d'avenir, tandis que les trois cantons de la partie droite reproduisent des formes et des jeux chromatiques et de matière, caractéristiques du travail de Dominique Piveteaud, et assez représentatifs de sa grammaire formelle.

Comme on le voit, cette oeuvre par toutes ses dimensions, tant plastiques que dénominatives, reproduit exemplairement l'horizon esthétique de l'artiste. Elle y ajoute une dimension rare, un événement, l'inscription d'un vrai mouvement réflexif, par lequel l'artiste déclare -dans sa langue et dans sa grammaire personnelle- l'accès extatique à une maîtrise pleine et émancipatrice de son art. Jean-Paul Sartre définissait, jadis, le style comme l'expression involontaire d'une personnalité. De toute évidence, par ses signifiés de vigueur, de verdeur et de jeunesse, « L'Anerkennung 2 » de Domminique Piveteaud signale la conquête émue et presque surprise du style de la maturité. Une pure jouissance.


Du cri, à l'oeuvre...

Christine Larroque, 08/12/2013.


«Derrière les choix esthétiques, il y a des répondants éthiques.»[1] P. Soulages

«Le refoulé est dans et hors la ville[2].

L'indésirable est expulsé à la périphérie du vivant. A tout prix, les déchets, cette chair nauséabonde de la ville sont à éradiquer.

C'est impérieux, pressant, la menace piétine...

Le cri est muselé, dressé à l'immobilité, pourchassé à l'extrême lisière d'une multitude qui se frôle.

La ville refoule ce qui la constitue, elle déchire les lambeaux qu'elle ne reconnaît pas, elle ne veut pas de ses déchets. L'étrangeté l'étouffe, la met en péril.

On ne sait quel péril.

Pas de poussière d'or pour accueillir le désespoir.

Pas de traces, pas de débris, pas d'infime manifestation des mouvements d'humains.

Et là, dans l'inespéré, un geste d'art qui ferait effraction dans l'amnésie des jours qui se succèdent.

Jours qui charrient ce qu'il convient d'exténuer et de contraindre à l'arrachement.

Ce geste d'art attendu qui secouerait l'oubli, la torpeur et l'ordre.

Enfin un coup d'incise pour rappeler d'autres vies, d'autres chemins, d'autres possibles ...

Le geste artistique est immanquablement politique dans son épure.

Il désigne sans concession une nécessité brûlante.

Il restitue aux exilés de tout bord la possibilité d'une mémoire extorquée, assassinée.

L'art a une exigence absolue de beauté à mettre en partage avec tous les gueux.

Il remet au service du commun les émotions,

Il oeuvre à réparer la panne d'un « partage du sensible »[3].

A ses sommets, il tisse, il retend les fils rompus, les entrelacements des histoires singulières avec la grande histoire.

C'est là sa subversion.

L'art est une subversion politique à condition qui ne se laisse pas capturer,

Qu'il échappe au discours qui étrangle.

Discours qui étrangle le désir qui le soutient...

Et nous avons besoin de secousses du désir pour nous extirper d'une actualité de l'impossible et de l'impuissance humaine.

Pour nous extirper d'une capacité éteinte,

éreintée sous la cendre. (...) »

La lecture du dernier ouvrage de Pierre Bruno[4] et les questionnements de ce groupe sur ce qu'il advient en « fins de cure » (notamment sur le statut de déchet, de rebut qu'occupe l'analyste) nous conduisent à nous intéresser à ce que d'autres, les artistes, font de leur symptôme, aux «insurrections singulières»[5] [6] dont leur oeuvre témoigne.

Par son travail, Michel Lapeyre invitait à nous poser la question de savoir ce que la psychanalyse fait de l'art et de la création.[7] Il disait que la rencontre entre la psychanalyse et l'art se fait sous l'égide de questions fondamentales.Il disait aussi que les deux sont des voies royales pour sortir du discours capitaliste.

Les déchets à profusion, jusqu'à la nausée, le capitalisme sait y faire pour en produire...

Dominique Piveteaud oeuvre avec les rebuts du capitalisme. Les rebuts, les surnuméraires de «l''horreur économique»[8].

Antoni Tàpies[9], dont Dominique m'a fait découvrir ses écrits sur l'art savait y faire avec le rebut.

Dominique aime s'affilier à cette oeuvre. Oeuvre qui s'y entend à révéler le tu, le dissimulé, la honte de nos sociétés.

Oeuvrer avec les débris du monde, ses déchets, c'est porter à son renversement, la matière.

Matière qui garde la mémoire, la trace érosive mais prégnante de la présence humaine, du labeur humain. C'est garder la mémoire d'humains tenus à l'écart, sous le boisseau, du bruissement des condamnés au silence et à l'oubli.

Dominique fouille, scrute les choses vues, défaites, refoulées, évacuées, déniées... pour sauver ces traces de l'abandon, de la déchirure, de la marque du temps.

Il recueille ces débris dans leur précarité, accueille leur altération.

Des liens, des solidarités mêmes, s'établissent à travers l'assemblage des rebuts qu'il amasse. Jusqu'à produire une réappropriation de la mémoire et des lieux.

En ce sens, Dominique s'affilie aussi à l'oeuvre d'Ernest Pignon Ernest.

La philosophe M.Josée Mondzain[10] dit d'Ernest Pignon Ernest : « [Il] investit le territoire pour le donner comme on restitue son bien à celui qui en est exproprié. Les expropriés de l'espace, les expropriés de la parole, de la visibilité. (...) Faire vivre à la fois l'invisible et l'invu, c'est-à-dire ce qui a disparu dans les ténèbres de l'oubli aussi bien que ce qui, pourtant encore présent, fait l'objet d'un aveuglement. ».

Je retrouve cette intention dans la démarche artistique de Dominique Piveteaud.

Je dirai que sa sculpture, c'est une pratique du pli.

Une insistance, une répétition « Encore et jamais »[11] du pli.

Un pli, c'est aussi ce qui ne colle pas, c'est le bancal qui agace.

Un pli, c'est le début et le rebut de la vague.

C'est du balbutiement, du frémissement mais aussi de l'insurrection.

Un pli, c'est la crispation, la rayure, la balafre, l'incision et le début du pouvoir sur la matière.

Odile Bernard Desoria[12], merci à Colette Roig de l'avoir évoquée, parle du déchet-oeuvre. Je vais lui laisser la parole.

Elle nous dit que nous sommes nés entre le cri et le déchet et qu'il n'existe que l'oeuvre pour oser soutenir, et le cri, et le déchet.

Pour elle, « l'oeuvre accomplit le travail de la transmutation du déchet enfoui au plus profond de nous mêmes, -larmes, rancoeurs, haines ou nostalgies insupportables -, en trait peint avec force ou en forme sculptée d'un désir épuré ».

Elle nous dit encore que « le déchet avec le cri est la seule chose qui témoigne que nous ayons un intérieur. L'artiste, le créateur nous le rappelle aussi. Il voit, inspire, hume l'oeuvre possible et rentre en lui même pour façonner, travailler la matière jusqu'à son rejet hors de lui comme oeuvre, livrée à tous, offerte, exposée (...) L'artiste rappelle à chacun les deux formes de l'existence en tenant d'une seule main par son oeuvre, la tension présente entre ces deux points. Tout sujet humain, né du cri-désir qui l'a conçu, retourne par la mort au terreau qui le fait déchet (...) L'artiste créateur s'efface comme déchet derrière son oeuvre qu'il abandonne comme cri (...) Celui qui ne crée pas prend le risque d'oublier qu'il est né du déchet », j'ajouterai, de de la boule informe.

« (...) Le risque c'est de se croire, pur cri, pur de tout déchet, sans l'odeur fétide de ses ressentiments anciens et donc, sans l'obligation de transformer ce déchet en valeur ».

Je dirai, déchet à valeur (in)estimable, il faut entendre ici l'équivocité du terme.

« Si l'Homme ne sait que faire de ses déchets c'est qu'il se croit pur et ne veut pas voir "ça" en lui même. En se fermant ainsi à sa propre vie excrémentielle, à la partie déchet de lui même, l'Homme annule sa propre vie intérieure. Il se fait rebut lui même, enveloppe vide : il consomme à l'infini, avale objets, idées et connaissances aveuglément et dévore jusqu'à son proche qu'il manipule et domine (...) ».

Et Lacan nous a rappelé dans son enseignement l'embarras de l'humain face à « l'évacuation de la merde »[13].

Je conclurai avec une dernière citation d'Odile Bernard Desoria : « L'artiste, le créateur a un devoir social : rappeler par son acte, que le déchet est la seule chose qui témoigne que nous ayons un intérieur, d'où jaillit le cri (...) Faire oeuvre de déchets équivaut donc à ranimer sous la cendre des détritus, l'étincelle du désir et du cri. L'objet produit à partir de l'inutilisable que d'autres ont laissé tomber, est la grande oeuvre de l'alchimiste moderne qui redonne ainsi sens et beauté à la pourriture des civilisations maudites d'aujourd'hui qui ont oublié leur intérieur (...) Ainsi l'oeuvre, inspirée du déchet, est oeuvre d'humanité. »



[1] P. SOULAGES : « Derrière les choix esthétiques, il y a des répondants éthiques. ». Article paru dans : Image et signification, rencontres de l'Ecole du Louvre, La documentation Française, 1984. Repris dans : SOULAGES P., 2009, Ecrits et propos, éd. Hermann Art, Paris.

Ce propos du peintre P. Soulages me touche beaucoup et je crois qu'il peut être renversé : « Les choix éthiques ont des répondants esthétiques ».

L'art rend habitable le monde et les espaces où nous tenons.

Les petits cailloux qu'il sème sont autant de « cabanes dans le désert ».

La peinture et la littérature allègent les pesanteurs de l'existence...

La poésie libère le langage de sa servitude à l'égard des structures où le dit se maintient. Elle clignote, elle scintille dans les interstices, dans ce qui échappe.

L'artiste incarne une résistance à la mécanisation des sujets, son geste fait basculer d'un seul coup l'art, de l'esthétique à l'éthique.

Voilà ce que dévoile l'autre face de l'art. L'art est un acte, une « insondable décision » qui fait qu'un être voudrait en faire le principal emploi de son temps.

[2]C. LARROQUE, 2008, Un glissement sur la ville, texte personnel.

[3]J. RANCIERE, 2000, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique

[4]P. BRUNO, 2013, Une psychanalyse : du rébus au rebut, éd. Erès

[5] J.BENAMEUR,2011, Les insurrections singulières, Editions Actes Sud

[6] MJ. SAURET, 2008, L'effet révolutionnaire du symptôme, éd. Erès.

[7]M. LAPEYRE, 2011, Psychanalyse et création - La cure et l'oeuvre, éd . Presses Universitaires du Mirail

[8]V. FORRESTER, 1996, L'horreur économique, éd. Fayard

[9] A. TAPIES, 1971, La pratique de l'art, éd. Gallimard

[10] "Ernest Pignon-Ernest : face aux murs », 2010, Préface de Marie-José Mondzain, textes de André Velter, récit de Jean Rouaud, Editions Bärtschi-Salomon, Genève.

[11] C. LAURENS, 2013, Encore et jamais - Variations, éd. Gallimard.

[12]O. BERNARD DESORIA, 1992, Le déchet - l'oeuvre - Site de l'Association Adéquations, www.adequations.org, consulté le 07/12/13.

[13]J. LACAN, 2005, Mon enseignement, éd. Seuil, pp82-83.


« EN QUÊTE DE TOITS »

Thierry Destrez, 2004

Esquisse, pour ainsi dire

Vous qui passez, donnez-vous le temps d'entrer dans la confidence. Et puis, vous entendrez bien un vers ou deux sur le zinc... Car le zinc, ici, a des secrets à vous révéler. Il suffit que votre regard ose effeuiller discrètement des pages de ces livres entrouverts sur un peu d'invisible.

D'abord, levez la tête... Et si vous avez le bon coup d'œil, vous distinguerez là-haut sur les toits de Paris, au creux de la nuit, tout droit venue par je ne sais quel aqueduc dérobé, une silhouette énigmatique et agile qui vole furtivement de lucarne en gouttière à l'affût de quelque trésor oublié.

L'œil d'un chat sauvage voit tout. Il embrasse l'horizon aux mille toits, scrute les volumes, les lignes et les pentes à la recherche du mets de choix : l'ardoise, la miette de métal ou la parcelle de zinc qui sera son oiseau rare.

Soudain, l'acrobate en quête de toits se fige comme limier à l'arrêt : infaillible, son regard a percé la nuit et deviné la pièce unique, exemplaire, que lui seul saura tout à l'heure dépecer et recomposer prestement.

Et voici le voleur de rêves, souple félin tôt de retour dans son antre, rue du Chat-qui-pêche, au pays des colombes en allées vers d'autres cieux. Dévêtant son pelage, il se met sur le champ à un ardent ouvrage : graver ses songes les plus chers pour nous conter l'instant parfait.

Ses griffes seront ses brosses, la nature sa palette, un étau l'écritoire, une pince fera sa plume et des larmes de lune une encre bien sympathique.

Pour son écriture - coup de patte ? non, sixième sens... ! -, c'est celle du temps qu'il fait, du temps qui passe, des frissons d'eau ou des clapots, du vent de sable et de la pluie, quand celle-ci fait des claquettes à minuit et scande sur le zinc d'impertinents pizzicati émaillés d'ocre et rehaussés de rouille ou de safran.

Ou bien la pluie fait sa méchante et fouette la tôle, creuse à vif dans la chair du métal, la crevasse et la grêle en fines ravines, mariant au vert-de-gris les bronzes profonds ou quelques ambres plus doux.

La main du peintre, inspirée, sensuelle, vient se colleter avec la matière, sculpter une à une les pages du livre de sa vie : « Le chat des cent secrets ». Ainsi, chaque tableautin, chaque icône est comme l'arrêt sur image d'un désir entrevu, d'une promesse qui s'offre en rougissant...

Se fiant à son instinct, la main redonne peu à peu au zinc un relief tout neuf, joue avec les ombres, se grise de quelques entrechats mordorés, réorchestre les plans, déjoue les remparts de la pudeur et dévoile bientôt les plis indolents.

Sous la caresse des doigts l'alliage reprend vie et s'assouplit, il roule, ondule et se prête aux étreintes de la paume experte. Vient le matin, le temps peut s'arrêter : l'Oeuvre est transmué. Le Rêveur s'est échappé.

Il y a un instant vous étiez dehors, et vous voici dedans. Devenu confident intime, et même, amante ou amant. Venez plus près, tout contre, car au cœur est l'origine de la vie : un miroir plein de mystères, de ce mystère qui ressemble au vôtre. Votre œil le devine, votre cœur le pressent : vous voici tout à coup face à vous.

Alors, écoutez la chanson bien douce qui naît, là, pour vous plaire... Et entrez, sur la pointe des yeux, dans le monde des secrets. Qui se murmurent en silence.